Conférence – novembre 2021

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Art et vie

En temps de pandémie

Corona a ralenti la roue du hamster de la vie, mais nous sommes plus agités.
Hartmut Rosa
Par Mme Anne-Marie BONNET, Vice Présidente de la SEC
Florence, le 12 novembre 2021

La pandémie n’est pas une métaphore

Alors qu’il y a un an, dans un état de choc, tout semblait amplifié, aussi bien les aspects positifs que négatifs, la conscience soudaine de notre fragilité et de notre exposition à la contingence a dû être “digérée”. Elle a généré un sentiment d’hypersensibilité, dans lequel le sentiment d’impuissance dans et pour les arts “verrouillés” était aigu. Entre-temps, une sorte d’accoutumance et d’abrutissement a pris le dessus, même si l’on se rend compte que la pandémie n’est pas une métaphore : “Le corona virus est plus qu’un agent pathogène/maladie. Il pénètre tous les domaines de la société car il modifie le comportement social. Ce n’est pas seulement un problème biologique du corps, mais il infecte/affecte aussi la psyché, les rêves, la conscience et le subconscient.”  A travers une expérience anthropologique troublante, nous avons réalisé à quel point l’expérience de la pandémie est et sera vécue /sublimée/interprétée par les différentes parties de notre corps social. Car, “un événement devient tel qu’il est interprété. Ce n’est que lorsqu’il est approprié dans et par un schéma culturel qu’il acquiert une signification historique.”  Jamais il n’a été aussi évident de constater à quel point les “schémas culturels” de notre société sont devenus divergents. Alors qu’au début, on pouvait faire des jeux de mots sur la profusion des soi-disant “théories du complot”, nous devons maintenant apprendre à les prendre au sérieux comme faisant partie de notre “état mental” sociopolitique.


La boxe de l’ombre

Après un an de pandémie, la vie continue d’être façonnée par la sécurisation de l’espace privé, l’évitement de la proximité, l’évasion et la “distanciation” physique, qui conduit souvent à un espace soit – disant “social”. Nous nous déplaçons en public et dans les espaces fermés selon les chorégraphies douteuses de la distanciation. La conscience du lien étroit entre les dimensions spatiales, physiques et sociales n’a jamais été aussi forte que depuis la fin des années 1950, lorsque les situationnistes ont inventé la “psycho-géographie” et développé des visions, souvent urbanistes, d’une existence moderne et sociale plus humaine. Ce qui était autrefois le langage corporel des rencontres s’est transformé en un jeu d’ombres et de dérobades et en une dislocation spatiale. Les espaces physiques et mentaux se rejoignent de plus en plus dans les espaces numériques, dont les propriétés et les effets psychosociaux ne sont que progressivement reconnus de manière plus consciente. Alors que dans les années 1990, après une première prise de conscience de la problématique du changement de l’expérience spatiale dans la modernité tardive, on s’est penché sur les lieux et les non-lieux, ainsi que sur les différences entre ‘espace’ et ‘lieu’, il est aujourd’hui important de réfléchir à la réalité des espaces numériques et à la manière dont ils affectent notre équilibre psychosocial. Ce n’est pas une coïncidence si l’on assiste à un boom des réflexions sur l'”immersion” ou si l’on voit apparaître des appareils qui promettent une “réalité augmentée”. En d’autres termes, le paradoxe selon lequel les espaces/réalités simulés numériquement devraient transmettre plus de réalité que les espaces réels et l’expérience spatiale. Qu’est-ce que la réalité augmentée ? Qu’est-ce que la simulation électronique transmet qui rend l’expérience virtuelle supérieure à l’expérience réelle ? Est-ce quelque chose que l’on vit ou simplement une expérience que l’on a ?


Réalité numérique ?

La pandémie a-t-elle placé un filtre entre nous et la vie ? Ne préférerions-nous pas nous promener comme à l’abri dans une bulle transparente/une coquille protectrice ? Transférer, en quelque sorte, la “bulle”, comme on qualifie l’espace numérique, pour nous rejoindre dans la vie physique. Les convictions acquises sur le net ne prennent pas la peine d’être vérifiées par rapport aux faits réels : on se plaint de ne plus pouvoir exprimer une opinion libre, alors que chaque jour, un argument controversé envahit les médias et que même la thèse la plus farfelue peut être rendue publique, même sous l’assurance d’une protection policière. Apparemment, même la perception des faits physiques est désormais si massivement prédéterminée par des préjugés idéologiques que la possibilité d’exprimer une opinion, aussi absurde soit-elle, est vécue et condamnée comme le comportement d’une “dictature”. La pandémie et les insécurités menaçant la vie qui y sont associées ont-elles intensifié ces radicalisations et ces idéologisations ou est-ce plutôt le fait que l’utilisation de l’espace numérique a augmenté plus que jamais ? N’y a-t-il plus d’option de “bon sens” à l’ère numérique, mais seulement des “communautés de connivence” ?


Réalité et fictionnalité

Beaucoup, sinon tout, a été dit sur le sujet de la réalité/vérité et de la fiction depuis l’ère Trump, qui accrédite les concepts de “réalité alternative” ou de “fake news”, malgré le fait que cela n’ait pas conduit à une culture plus différenciée dans l’ensemble. Les frontières de plus en plus perméables entre fiction et réalité entraînent également des effets secondaires intéressants. Par exemple, les représentants de l’art dramatique, qui s’identifient tellement aux personnages qu’ils incarnent, en particulier ceux qui jouent les “méchants”, ne se sentent plus en sécurité dans la “vraie” vie. Les bulles dans lesquelles s’articule l’hystérie de masse dans les médias dits sociaux jouent un rôle important à cet égard. Ces nouvelles sphères publiques, tout en étant des alternatives bienvenues en tant que refuge du monde analogique actuellement contaminé, ont de plus en plus un effet très réel en dehors du monde supposé virtuel du www. La relation entre la cause et l’effet, en tout cas, remet en question la séparation entre le monde dit virtuel/numérique et le monde réel/analogique. Ce changement de paradigme a de nombreuses conséquences, dont nous ne mesurons pas encore toute l’ampleur. Il a déjà modifié la relation entre l’art et l’ironie, comme l’a démontré l’échec de l’action artistique “#allesdichtmachen”, en avril 2021. Les commentaires ironiques sur la situation actuelle de la pandémie en Allemagne, dans de courts clips vidéo réalisés par, et avec, des acteurs et des actrices ont été mal reçus/interprétés si fortement qu’il y a eu des menaces et même des appels à l’interdiction professionnelle et à la censure. Les protections constitutionnelles de la liberté des arts n’existent pas ou sont suspendues dans les “bulles” désinhibées d’Internet. Dans les arts visuels aussi, les positions qui traitent du sujet de l’IA, y compris le rôle des avatars, sont en hausse.  Le domaine des sciences humaines s’élargit aux “humanités numériques”, mais ce que cela signifie en fin de compte reste à voir. Dans ce passage de ” l’humain numérique ” aux ” humanités numériques ” et la confrontation croissante avec les représentations numérisées de notre monde que cela implique, Olivier Séguret s’interroge : “Entre soit nous guérir du monde, soit le rendre meilleur, s’agit-il “en fait” de dire adieu à sa réalité ?” Les arts restent-ils un domaine dans lequel d’autres approches et interprétations du monde sont encore possibles ? Dans quelle mesure le pouvoir/potentiel des arts dépend-il de la manière dont ses producteurs sont perçus ?

Non-liberté(s) des arts/artistes ?

La violation de l’estime de soi des artistes – en Allemagne – par la classification officielle de l’art et de la culture comme “activité de loisir” est acceptée de différentes manières et conduit, par exemple, à un conflit public entre le président et certains membres de l’Académie bavaroise des Beaux-Arts. Ces derniers ne considèrent pas que la liberté de la culture est menacée et ne veulent pas que les travailleurs culturels bénéficient de plus de privilèges que leurs concitoyens. Ils dénoncent le président qui parle en leur nom sans les consulter. Ils affirment ensuite que tout le monde souffre également de la pandémie et que les artistes n’ont pas droit à un traitement spécial. L’absence d’élitisme hiérarchique et la solidarité empathique qu’ils expriment à l’égard de l’humanité entière sont si remarquables que je tiens à le souligner. De l’avis de ces membres de l’Académie bavaroise, d’autres lois s’appliquent dans les situations de menace existentielle et physique. L’art et la culture n’ont pas besoin ou ne peuvent prétendre à un traitement préférentiel. Entre-temps, l’Académie est devenue étrangement silencieuse sur les débats acharnés de la première année de la pandémie sur la “pertinence du système”. Néanmoins, des questions demeurent quant à l’évolution du besoin et de la situation de l’art et de la culture lorsque la pandémie aura disparu.


Le confort dans l’incertitude ?

Le dimanche 14 mars 2021, NTV/Panorama diffuse un reportage sous le titre “Qu’en est-il de l’avenir des musées ?” . Après le deuxième “lock down”/confinement, les musées viennent de rouvrir, ce qui leur vaut l’attention des médias. Cet intérêt pour l’art est toutefois accueilli avec scepticisme. L’auteur de l’article poursuit : “Il semble qu’il y ait une grande soif de culture après le lock down”. Les experts, cependant, évaluent la situation différemment”. Suivent des voix qui ne croient pas pleinement au pouvoir d’impact de l’aura de l’original, mais plutôt à la commodité des visites de musées en ligne pratiquées habituellement tout au long de la pandémie. Il ne faut pas oublier que les musées doivent déjà lutter contre la diminution de la diversité sociale et culturelle de leur “public de base”. La pandémie n’a fait que renforcer la prise de conscience de ce problème. Hanno Rauterberg, quant à lui, observe dans le “ZEIT” de la même semaine, à l’occasion d’une visite de l’actuelle exposition Caspar David Friedrich à Düsseldorf : “Le regard sur l’art est désormais différent”. Reconnaissant une nouvelle préférence pour l’incertain et l’ambigu, il diagnostique : “L’ouverture de ses tableaux, leur abstraction, leur idée d’une indétermination prometteuse, tout cela semble désormais moderne. Et a un effet réconfortant pertinent jusqu’à aujourd’hui”. En laissant de côté le caractère consensuel de la compréhension de Friedrich de Rauterberg, je doute que la majorité de nos contemporains apprécient actuellement” à quel point l’incertain peut être beau”, car la pandémie confronte la plupart d’entre eux à de graves défis économiques, psychosociaux et personnels dont l’issue incertaine risque d’être tout sauf réconfortante. La déclaration de Rauterberg témoigne plutôt d’un certain détachement ou d’une certaine indolence du monde de l’art face aux perturbations de la contingence. Cette attitude quelque peu idiosyncratique est contredite par les membres munichois de l’Académie des Beaux-Arts de Bavière, qui soulignent qu’ils ne sont qu’une partie d’une majorité menacée et souffrante. Mais qu’en est-il de la signification de leurs actions ?


Que fait l’absence d’art à la société ?

Dans un discours sur la situation des arts après une année de pandémie, il est dit que des tentatives ont été faites pour soutenir financièrement la culture, mais cela s’est produit : “…sans vraiment aider les individus – le contenu, le pouvoir, la dimension sociale de l’art sont trahis”.  Dans la discussion, ils se défendent contre la disqualification de la culture en tant que simple “activité de loisirs” et discutent de sa “valeur ajoutée pour l’interaction sociale”. Ils plaident également pour un “engagement de la société dans son ensemble en faveur de l’art” et se demandent pourquoi le public n’a pas protesté avec plus de véhémence ou de solidarité. La pandémie s’est avérée à plusieurs reprises être un test décisif qui révèle les fractures de l’interaction sociale actuelle dans l’ère moderne numérique. Cela inclut la prise de conscience que l’art et la culture n’appartiennent pas aux aspects dits “pertinents pour le système” de la société capitaliste démocratique libérale moderne.  Voici les arguments “habituels” avancés pour justifier le rôle de l’art dans et pour la société : En nous offrant des perspectives alternatives sur le monde, ils ne peuvent pas l’améliorer, mais peuvent l’éclairer différemment. La façon dont nous traitons et accédons au monde dans la vie quotidienne est instrumentale, qu’elle soit conditionnée ou justifiée par des raisons économiques ou politiques. Les médias et l’imagerie sont largement axés sur la promotion d’une orientation matérialiste – produire plus, consommer plus. En fait, la littérature, le théâtre, la musique et les arts visuels offrent les seules interprétations et représentations alternatives. Par conséquent, le déclassement des arts à celui d’une activité de loisir se présente de facto comme l’élimination des espaces de résonance critiques et alternatifs. Ne faudrait-il pas séparer le rôle de l’art et la signification de ses producteurs ? Peut-être un changement de conscience est-il en train de se produire, un changement qui reconnaît et accepte un changement dans les “valeurs de pertinence” ? À ce jour, la présence et la culture de l’art et de la culture dans les sociétés occidentales sont encore principalement façonnées par un canon bourgeois du XIXe siècle. La mesure dans laquelle cela correspond encore aux réalités et aux besoins sociaux d’aujourd’hui n’a même pas été discutée de manière rudimentaire. La crise de la souveraineté interprétative des musées, des théâtres et des opéras, considérée comme acquise jusqu’à présent, n’est qu’un symptôme des révisions fondamentales à venir. La pandémie, qui s’est avérée être un accélérateur d’injustices sociales, pourrait également accélérer ces processus.


L’art en direct dans des conditions épidémiques

En mars 2021, une expérience a été réalisée à Berlin pour permettre de profiter de l’art en présence réelle dans des conditions de sécurité accrues (tests, distance, enregistrement). Dans son compte rendu d’un concert organisé dans le cadre de cette nouvelle constellation, le critique Reinhard J. Brembeck spécule sur la motivation de cette expérience, qu’il qualifie euphoriquement de miracle. Au-delà du contexte visé, il formule une idée de l’art : “… le miracle rare d’un grand nombre de personnes qui se réunissent pour faire l’expérience de l’art vivant, afin de mieux traverser les temps avec un cœur élargi et une imagination aiguisée”. L’art est une fois de plus loué comme une “amélioration de la vie” et une consolation. Pourtant, dans les conditions expérimentales actuelles, deux facteurs déterminants s’ajoutent : la présence réelle et la jouissance commune. Si l’art est ainsi catalogué comme une occasion de jouissance esthétique partagée, cela devient-il un ingrédient nécessaire pour définir l’art ? N’est-ce pas souvent ceux qui vivent leur vie en grande partie protégés par des écouteurs, errant comme des zombies dans les villes, qui ont ensuite envie du bruit des foules et des soirées en boîte ? Que signifie l’expérience vivante et partagée à l’ère de la compétition pour l’individualité ? Les concepts/idées et la réalité de ce qui est “communautaire” sont sujets à discussion ou à redéfinition. La visite commune d’un musée ou d’un opéra peut-elle être comparée à un match de football ou à une soirée au Berghain ? Tous les participants à une expérience commune partagent-ils réellement la même expérience ? Même l’expérience de la pandémie n’a pas été en mesure de générer des communautés de solidarité durables, laissant place à un nouveau champ de sociologie et à une révision des hypothèses fondamentales sur l’interaction sociale.


Lif.ve – Présence réelle

N’est-il pas déjà significatif ou inquiétant de devoir parler de “présence réelle” ? Le changement sémantique de notre vocabulaire à l’époque de la modernité numérique tardive ( ?) est accéléré par la “numérisation forcée” de la pandémie. Avec toutes ses dimensions cachées subtiles et implicites (innombrables réseaux invisibles de captures algorithmiques) et ses niveaux, nous n’avons pas encore vraiment réalisé le “changement structurel de la sphère publique” de notre époque auquel la vie dans des conditions pandémiques nous confronte/défie. Être avec/pour soi-même ? L’image de soi ? Image du monde ? Perception ? Privé ? Publique ? Quand sont-elles (encore) autodéterminées ? Quand sont-ils imposés ? La façon dont nous traitons l’art et les arts est-elle un phénomène marginal ou un test décisif de notre (nos) constitution(s) contemporaine(s) ? Le dernier Concours européen de la chanson 2021 a offert une image de feu d’artifice inter/transnational, numériquement écrasant, qui a laissé dans ses cendres toute notion antérieure de chanson ou de culture musicale nationale.


Un nouveau présentisme ?

Qu’est-ce que le présent ? Qu’est-ce qu’il contrecarre ? En néerlandais, “tegen” signifie “contre” et aussi “vers, de sorte que le présent peut être ressenti moins comme un obstacle que comme un élément menant à l’avenir : “Et si le “maintenant” était le nouvel avenir ? Cette question, qui est apparue lors d’une récente conversation, continue de faire écho. Au début de la pandémie, la thèse a été avancée que le fait d’être pris dans le présent nous avait privé de l’avenir, parce que nous ne pouvons pas planifier, et que le “crédit sur l’avenir”, avec lequel nous avons jusqu’à présent vécu de manière irréfléchie, nous a tout naturellement été retiré… Cette situation étrange d’être pris dans le présent et de se sentir en même temps hors du temps : qu’est-ce que cela signifie pour les individus et la vie sociale ? De temps en temps, on découvre sur Instagram des œuvres qui explorent de nouvelles dimensions de l’intimité au milieu de ce que l’on appelle le lock down. Par exemple, le travail de la photographe Joan Braun. Les fragments de corps qu’elle offre au regard ne sont pas livrés, mais doucement attrapés et en même temps, nous sont refusés. Ici, la proximité et la distance sont cartographiées à nouveau. La rencontre avec ces images sur Instagram, qui offre une expérience visuelle complètement différente de la visite d’une exposition, s’avère être un format idéal. Au lieu de la présence habituelle, optimisée au maximum, de “l’instagramabilité”, c’est une désinvolture discrète qui est mise en scène. Braun réussit à faire d’une situation difficile un capital positif. S’il existe des traditions qui attribuent un potentiel créatif aux côtés les plus sombres de la condition humaine, comme la “mélancolie”, qui serait probablement diagnostiquée aujourd’hui comme une “dépression”, ce sont souvent les aspects négatifs de l’hétéronomie pandémique forcée qui sont principalement mis en avant.


Mélancolie 2.0

Dans la vie quotidienne et dans l’absence de soutien dans les univers parallèles du www, la forme contemporaine de mélancolie, ce qu’on appelle généralement le “corona blues”, est-elle une paraphrase de “l’hyperlocalité paranoïaque” ?  Pendant combien de temps la “décélération forcée” se verra-t-elle également attribuer des effets positifs ? Pendant combien de temps favorise-t-elle l’auto contemplation positive ? À quel moment accélère-t-elle les frustrations privées ou l’indifférence apparente (pensée latérale) ? Il fut un temps où l'”ennui” – l’ennui raffiné – devenait un catalyseur de la créativité ou lorsque la mélancolie était considérée comme la condition sine qua non de la créativité. Dans les années 1980, Jürgen Klauke trouvait encore le moyen de “formaliser l’ennui” et le stylisait comme la ” reine des affects “. “Après Samuel Beckett, n’est-ce pas la dernière provocation qui parvient à transcender la trivialité de la vie […]. Un manque d’intensité est intensément démontré. L’art n’est plus une interprétation du monde, mais fixe le sens du néant. Cela ne crée pas un état dépressif, mais plutôt de la poésie. L’ennui nous donne un point d’appui”.  Dans l’actuelle modernité tardive numérique, il n’y a eu que quelques brèves appréciations de l’ennui possible au début de la pandémie. Si la vie culturelle semblait s’être immobilisée sans créativité, elle semblait surtout toucher les producteurs, le marché de l’art a rapidement étendu ses capacités numériques. Les foires, les galeries, les maisons de vente aux enchères et les magazines ont continué à prospérer.


Perpetuum Mobile

En avril 2021, un an après le début de la pandémie, les magazines d’art continuent de paraître et sont remplis de publicités pour les expositions à venir, même si l’on ne peut jamais savoir si le prochain “lock down” menace. Les institutions artistiques et culturelles ont été officiellement déclassées/classées au rang de loisirs et leurs activités, empêchées ou gelées, se sont déplacées du mieux possible vers le numérique, vers des “salles de visionnage en ligne”, si tant est que ces mondes électroniques de substitution puissent être considérés comme des “substituts”. Ici, on se débat avec une légère sensation de vertige, le mal de mer confus et instable de l’errance dans des salles sans fond, en suivant de manière désorientée la soi-disant interface utilisateur du “curseur”. Apparemment, la seule chose qui n’a pas été interrompue et qui continue à prospérer est le marché de l’art, en particulier le marché secondaire et le système de vente aux enchères. De nouvelles catégories d’œuvres sont même inventées, comme les NFT (jetons non fongibles), qui génèrent un succès commercial euphorique à l’heure de la quarantaine numérique. La mesure dans laquelle ils affectent la notion d’art et d’œuvres d’art – au-delà de leur fonctionnement au sein du marché de l’art – ne peut pas encore être adéquatement réfléchie. Le marché crée des faits dont les effets et les résonances ne peuvent pas encore être mesurés, mais qui ne doivent pas être ignorés. Il semble être la seule dimension indestructible capable de s’adapter rapidement à toute situation. Le passage au numérique que la pandémie a imposé a peut-être accéléré ces évolutions et modifié les perceptions.


L’état d’urgence ?

Dans la vie réelle, comme dans la vie numérique – qui n’est pas moins réelle, car elle peut être vécue dans l’instant au quotidien – nous vivons actuellement un état d’urgence. Nous sommes-nous habitués à sa rhétorique ? Suite à la pandémie, l’industrie (le commerce pharmacologique) et la technologie ont soudainement rejoint les sciences naturelles (les virologues) en tant que parties coresponsables des décisions politiques. Étonnamment, cela n’a pas conduit à une crédibilité accrue, mais a plutôt contribué au “dénigrement des intellectuels et des élites” qui a fleuri, notamment dans les “médias sociaux”. Bien que le développement rapide des vaccins et leur distribution massive doivent être reconnus comme remarquables, la gestion des soins médicaux et des mesures sociales préventives par les politiciens est considérée de manière critique par la majorité. La restriction des besoins individuels due à l’état d’urgence pandémique suscite de nombreuses critiques, voire des manifestations massives de mécontentement. Lorsque la prise en compte de ces besoins ne semble pas présenter d’intérêt politique, elle ne fait que susciter de nouvelles articulations du mécontentement individuel. La mesure dans laquelle les réactions à l’état d’urgence imposé restent apolitiques, sonnant bien plus comme de la rhétorique que de la sensibilité, est apparue à l’occasion de l’action de protestation artistique : #allesdichtmachen . L’art est-il défaillant face à la pandémie ?


L’art en pandémie ? L’art pendant/envers et contre la pandémie ?

Alors que le marché de l’art et les ventes aux enchères continuent de prospérer, certaines galeries s’en sortant mieux que d’autres, des tentatives continuent d’être faites pour fonctionner de manière numérique ou dans les quelques brèches d’accessibilité autorisées. Différents secteurs, notamment ceux de la performance, sont touchés différemment, mais lorsque certains se réunissent pour une action artistique (#allesdichtmachen) afin de critiquer la façon dont la politique traite les mesures préventives, en abordant ironiquement les aspects répressifs, l’artistique a été mal jugé, ignoré ou nié. L’ironie, semble-t-il, est un mauvais outil en période de pandémie. Une action est-elle un acte d’art parce qu’elle est menée par des artistes ? Parce qu’elle est déclarée telle ? Une pandémie relativise-t-elle l’artistique ? Sa portée ? Ses méthodes ? L’art est-il censé illustrer la pandémie ? Nous en distraire ? La traiter de manière productive ? Apparemment, l’art n’a pas encore trouvé sa propre façon de l’aborder. Une première pièce de théâtre traitant de la pandémie échoue manifestement en raison de son incapacité à orchestrer une vision exacerbée du caractère grotesque de la réalité pandémique.


Une ère post-ironique ?

La pandémie a-t-elle déclenché le début d’une ère post-ironique ? Il n’y a pas que dans le cas de l’action infructueuse “#allesdichtmachen” que la nouvelle considération de l’imprévisibilité du “facteur d’excitation” au sein de la sphère publique étendue des “médias sociaux” se fait fortement sentir. Ce que l’on appelle la “culture de l’annulation” ou la possibilité d’articuler des segments de public jusqu’alors inédits modifie également de plus en plus les idées et les perceptions dans le monde de l’art et des institutions publiques telles que les musées et les salles d’exposition. Au-delà de la décision de savoir si quelque chose est de l’art ou de l’ironie, il est désormais nécessaire de reconsidérer constamment les préjugés et les discriminations. Alors que les salles d’exposition et les maisons de jeu sont restées immobiles, les structures et les hiérarchies mêmes des musées et des maisons de théâtre/opéra ont été passées au crible de #metoo et du tournant postcolonial de la conscience, exposant d’innombrables griefs à un examen minutieux. Les bastions autrefois incontestés de la haute culture bourgeoise sont confrontés à une crise de légitimité qui ne fera qu’exacerber et approfondir ce qui a d’abord été perçu comme une humiliation subie par leur déclassement en tant que “loisirs”. Les institutions éducatives et culturelles qui, jusqu’à présent, transmettaient ou fournissaient des connaissances d’en haut, doivent se transformer en lieux de participation, d’échange et de véritable démocratisation.


Un crépuscule hétéropatriarcal ?

La supériorité et l’exemplarité jusqu’ici imaginées des idées occidentales (les soi-disant Lumières, le “progrès”, la “modernité”) font de plus en plus l’objet d’un examen critique en tant qu’idéologie coloniale hégémonique hétéropatriarcale d’oppression. Le tournant postcolonial dans la conscience est accéléré par la présence numérique et les plateformes de discussion. Par exemple, grâce au mouvement de “décolonisation des musées”, beaucoup plus de voix que jamais auparavant se font entendre. Ainsi, d’une part, la pandémie empêche de nombreuses expériences et participations dans et avec l’art dans la vie réelle, mais d’autre part, elle a créé de multiples forums dans lesquels beaucoup plus d’aspects sont mis en lumière que jamais auparavant. Les souverainetés de pensée autrefois incontestées, notamment dans le domaine de l’art et de la culture, sont désormais prises entre deux feux par des publics très divers et éveillés (“woke”) – il suffit de penser au “malheureux” Forum Humboldt de Berlin. Le diagnostic de Seeßlen sur la doctrine de la pandémie est-il correct ? “Il y a beaucoup de mauvais dans la crise, et il y a beaucoup de bon. Il n’y a qu’un seul hic : le bon se manifeste individuellement, épisodiquement, humainement et a-politiquement, mais le mauvais fait son chemin dans le structurel, l’organisationnel, le puissant et le politique.” ?


Dégriser

L’impuissance et le désarroi des professionnels de la culture face à la classification comme “activité de loisir” d’une part, et le manque de réaction créative face au changement du “système de valeurs de pertinence” d’autre part, ont dégrisé les perceptions de soi. Le conflit susmentionné au sein de l’Académie des Beaux-Arts de Bavière a été déclenché, entre autres, par le mépris de l’art dans la plainte du président, ressenti par certains comme de la “vanité”. Cela pourrait être le début d’une réorientation et d’un recalibrage, notamment des “évidences” et des auto-évaluations/surestimations occidentales. L’ouverture croissante à d’autres concepts artistiques (par exemple, le Ruangrupa collectif lors de la prochaine Documenta 2022) peut nous aider à utiliser de manière créative la conscience de nos propres limites. Tout comme la pandémie nous a appris le côté sombre de la mondialisation, la relativisation de notre importance et la fragilité de ce qui est censé avoir fait ses preuves, elle pourrait aiguiser notre conscience de ce qui a changé et de ce qui doit être changé. Bien que l’on ait l’impression que c’est avant tout le pouvoir du marché qui a survécu à la crise de la pandémie, il existe également des signes d’une réflexion accrue sur soi et d’une nouvelle politisation, ou d’une remise en question de la place et du rôle sociaux de l’activité artistique.


“Retour à la vraie vie ?”

Tel est le titre de l’hebdomadaire die ZEIT, à la fin du mois de mai 2021, alors que les niveaux d’incidence en RFA baissent progressivement, que le verrouillage est assoupli et que la principale préoccupation semble être de savoir si “on” peut planifier des vacances d’été. Il est intéressant de noter que la question du titre, soutenue par le célèbre tableau pointilliste de George Seurat “Baigneurs à Asnière”, est accompagnée de la légende suivante : “Enfin de retour parmi les gens, enfin loin de l’écran. Sur la plage, au restaurant et au théâtre, les gens se revoient. Mais sont-ils toujours les mêmes ?”. Outre le fait que cette question ignore une grande partie des concitoyens qui ont travaillé sans relâche tout au long de cette période malgré des conditions difficiles et qui ont toujours été exposés au “peuple”, elle implique que le temps libre est désormais une priorité. Il est intéressant de noter que ce n’est pas une image contemporaine mais un tableau idyllique de la fin du 19e siècle qui a été choisi comme illustration appropriée. Il ne s’agit pas non plus d’un tableau impressionniste, qui capturerait une atmosphère estivale pétillante, mais plutôt d’un tableau qui tente de figer l’instant, de le rendre égyptien (mots de Seurat), c’est-à-dire de le faire durer. Pourtant, comme en témoigne le personnage assis au milieu des protagonistes pâles et convalescents sur fond de paysage industriel, c’est une grisaille apparemment désabusée qui se dégage. Serait-ce là ce qui a inspiré le maquettiste ? La question, cependant, serait plutôt : Qu’est-ce qu’on peut déjà/encore appeler la “vraie” vie aujourd’hui ? La vie assez isolée, avec une prédominance de contacts uniquement en ligne avec l’extérieur et avec d’autres personnes, a été/est également vécue comme intensément “réelle”. La réponse à la dernière question, à savoir si les gens sont toujours “les mêmes” après la pandémie, reste à voir. Comment la vie immédiate sera-t-elle vécue après toute la médiation des médias ?


Immédiateté

La pandémie semble avoir placé un filtre entre nous et la vie. Elle nous a enseigné un nouveau calibrage de la proximité et de la distance, du milieu et de l’immédiateté. Malheureusement, Georg Seeßlen, fin sismographe de l’évolution de la société, a pu montrer de manière assez convaincante que cela conduit aussi à certaines formes de désocialisation, suscitant plus de peur que la maladie elle-même. En même temps qu’ils manifestent contre les tentatives de la politique de gérer la crise de manière médicalement rationnelle, les gens polémiquent souvent contre la démocratie. Mais les motifs ne sont le plus souvent que l’expression d’un désir de liberté subjective dans les loisirs et le travail. Lors des “démonstrations d’hygiène”, on peut faire l’expérience de l’absurdité de la rationalité comme base de la communication et de la compréhension sociales. Outre le scepticisme du Sud global à l’égard de l’héritage des Lumières, il existe également un antirationalisme cultivé et un “bashing intellectuel” promu dans les communautés d’agitation de l’Internet et par les mouvements populistes. Comme il ne reste pratiquement plus de négociation directe, mais plutôt celle de média essentiellement numériques, via Internet, dont on connaît la manipulabilité algorithmique, il n’y a actuellement aucun espoir en vue. Nous vivons dans une “medi/a/ocrit/cy” qui n’a apparemment pas encore trouvé de position appropriée ou convaincante contre “l’étrange mélange d’agressivité et d’ésotérisme, de croyance en la conspiration, d’antiscience et d’agitation politique, de cynisme, de superstition et de véritable désespoir existentiel” 30. Il est toutefois intéressant de noter qu’un artiste – Sebastian Jung, par exemple – est capable de saisir le présent complexe mieux que n’importe quel reportage grâce à son style de dessin très minimaliste, presque élémentaire. Il est remarquable qu’il soit possible d’offrir une image plus différenciée du présent au moyen d’un moyen d’expression artistique qui nous vient encore du passé – le dessin au crayon – qu’avec tous les médias numériques disponibles.

Ainsi, si les arts se trouvent actuellement dans un entre-deux, avec la multitude d’offres numériques comme solutions palliatives/substitutives vécues davantage comme des “rites de passage”, il n’est pas exclu que de nouveaux types d’expériences et leur expression en soient distillés. Reste à savoir si, à long terme, elles déboucheront sur de nouvelles dimensions. En tout cas, elles sondent le nouvel “être-médiatisé” de notre être-ici-et-être-là actuel. Le défi de la pandémie est vécu comme un catalyseur et une loupe augmentant la perception de la fragilité de notre condition ‘anthropocène’. Cela génère, comme illustré ici, des réactions irrationnelles ou des solutions populistes. L’auto-questionnement des arts en tant que sismographe me semble plus productif et diversifié, et c’est pourquoi je voudrais conclure avec une perspective confiante et positive en me référant au récent ouvrage de Kae Tempest, “Being Connected”, dans lequel elle plaide pour une politique de compassion et de créativité : “Là où la solitude et l’isolement sont omniprésents, l’art et la culture peuvent contribuer de manière unique à la construction de la communauté.” La créativité est considérée comme un moyen de favoriser notre besoin de connexion ; une thèse d’autant plus convaincante depuis que la pandémie a généré des enfermements (confinement). Pendant ce temps, dans leur médiation, les arts développent de nouvelles qualités dans leurs médias, comme Joe Braun, Sebastian Jung et Kae Tempest, pour n’en citer que quelques-uns. L’immédiateté de l’expérience de la différence dans ces manières artistiques de négocier le présent peut permettre de retrouver immédiatement quelque chose de notre assurance sensuelle de soi et du monde.

Anne-Marie Bonnet

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