Conférence – mars 2020

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Les fake news – Première partie

Par Isabelle Ménard
Angers, jeudi 12 mars 2020

Fake News – Deuxième partie

Je tiens tout d’abord à remercier Michèle Favreau à double titre ; tout d’abord parce que c’est vous Michèle qui m’avez suggéré de m’intéresser à l’époque au Story Telling qui s’est transformé au fil du temps en Fake News et parce que vous m’avez conviée à venir en parler ici devant vous.

J’en suis très honorée et très intimidée.

Mon propos ce soir est de tenter de montrer que peut-être les FN ne sont-elles que le dernier avatar en date d’un phénomène qui a commencé il y a longtemps.

Voici donc l’histoire des Fake News :

Nous sommes aux Etats-Unis en 1917 lorsque le président Wilson fonde The Creel Commission OU CPI : cette commission est composée de journalistes, illustrateurs professionnels des PR (Public Relations). Il s’agit de mettre en place une stratégie de communication afin de convaincre l’opinion de soutenir l’effort de guerre et d’y participer. Dans cette commission se trouve un membre éminent : Walter Lippman, grand journaliste dans les années trente, ainsi qu’un autre homme qui va devenir essentiel  dans ce dispositif : Edward Bernays.

Selon Lippman, le peuple est « un intrus ignorant qui se mêle de tout ». C’est donc à la « minorité intelligente » de décider.

Comment :

  • court-circuiter la raison, la pulsion de vie qui rendait les américains rétifs voire hostiles à la guerre.
  • créer un « gouvernement de l’ombre », « créer du besoin, du désir et du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé ».
  • recruter des figures d’autorité, on dirait aujourd’hui des experts, les rémunérer, parfois grassement, pour qu’ils disent du bien du produit que l’on veut vendre, le rendre incontournable. Vous avez sûrement en tête l’affiche bien connue qui vante la conscription : un doigt accusateur est pointé sur vous : « I want you for US army ».
  • Four Minute Men : se lever durant les réunions publiques ,les  messes et prononcer un discours, ou réciter des poèmes afin de convaincre de la nécessité et de la beauté de s’engager et d’éventuellement mourir pour la patrie,en somme la beauté du sacrifice.

Le succès est  foudroyant , la propagande a parfaitement fonctionné : Comment cela est-il advenu ?

Grâce à un homme : Edward Bernays (Vienne 1891 – Boston 1995) auteur de La Fabrique du Consentement. Selon ses propres termes, il s’agit de « Dompter cette grande bête hagarde qui s’appelle le peuple ; qui ne veut ni ne peut se mêler des affaires publiques et à laquelle il faut fournir une illusion ».

  • Étudiant en agriculture, il décide de se lancer dans le journalisme. Il fait ses armes, se lance  au théâtre et tente de promouvoir une pièce sur la syphilis, sujet évidemment tabou à l’époque. Alors, il recrute des médecins pour en parler, pour dire à quel point la pièce est intéressante et que cette maladie ne constitue pas un obstacle à l’amour. La pièce est un succès. Il monte sa propre agence et offre ses services aux entreprises durement touchées par les conflits sociaux. Et, fait essentiel, il est le neveu de Freud dont il s’essaie à appliquer les concepts. Cette tentative est couronnée de succès. Voyez plutôt ce que nous lui devons :
  • Le petit déjeuner américain (Il faut vendre du porc, donc promouvoir un petit déjeuner copieux…d’où le bacon and eggs)
  • Le piano dans la salle de séjour (Bernays influence certains architectes et les encourage à adjoindre un salon de musique dans les demeures américaines.
  • Le petit déjeuner du Président des Etats Unis durant lequel des célébrités sont conviées afin de rendre le Président plus proche du peuple.
  • La cigarette – American Tobacco :Durant une Procession de Pâques, les suffragettes participent à cette manifestation qui vise à affirmer que « Le geste auguste du fumeur » pour paraphraser Victor Hugo, signe l’élégance d’une femme que la cigarette rend mince, et qu’elle est par conséquent préférable aux sucreries à tel point que les entreprises du sucre lancent des poursuites contre American Tobacco. La cigarette, symbole phallique (Freud n’est pas loin), est alors nommée « Torche de la liberté ».
  • Exposition Mondiale de New York en 1939 (General Motors, Futurama) Mack Trucks : la promotion  de l’autoroute fait rage.
  • Le terme « République bananière » en guise de description de la situation au Guatemala et d’une multinationale américaine, United Fruits qui va jouer un rôle déterminant dans le renversement du gouvernement démocratiquement élu, avec évidemment Bernays aux commandes.

Et les illustrations de ce succès fulgurant sont nombreuses.

Sa femme lui enjoint de se départir du terme « Propaganda » au profit de « Public Relations ». Comme quoi derrière chaque homme d’influence se cache une femme…

Nous voyons donc l’emprise et le succès des relations publiques qui évoluent et deviennent du marketing. Et je pourrais citer Nike et les accusations de travail des enfants auxquelles l’entreprise répond par un contre récit écrit par ceux-là mêmes qui ont dénoncé l’entreprise : Amanda Tucker en charge du programme « travail des enfants » à l’Organisation Mondiale du travail en 1999, et David M. Boyle, le professeur qui avait révélé au grand jour la tactique de l’entreprise auprès de ses étudiants.

A ce stade, il semble opportun de s’interroger : Pourquoi les Etats-Unis ?

  • C’est un pays où le patriotisme est très présent.
  • Les américains ont une tradition orale très forte et une mythologie foisonnante : folk tales, westerns… Le héros triomphe des ennemis et parvient à se défendre seul et contre tous.
  • Un certain optimisme, voire de la candeur, on aime  les histoires et surtout celles qui finissent bien : happy-ending et les « success stories » à l’américaine.
  • Une histoire nous rassemble, nous permet d’oublier les vicissitudes de la vie pour un temps.
  • Le pouvoir grandissant des médias qui vont jouer un rôle majeur.

Et puis, Il est peut-être intéressant de se demander si ce que l’on nomme American way of Life n’est pas une construction savamment et cyniquement créée de toutes pièces.

La politique n’est pas en reste et le ST, Story Telling apparaît :

  • Les années Nixon, et une propagande qui en est à ses débuts. Je pense au film « Network » de S. Lumet que j’ai revu récemment avec les étudiants et dans lequel on entend le terme « spin », déjà utilisé. Je vais y revenir.
  • 1984, la date est intéressante…. Débat avec Ronald Reagan qui utilise le terme « spin » « We’ll spin it afterwards » : que l’on pourrait rendre en français par broder une histoire alors que le candidat démocrate s’évertue à parler construction écoles, hôpitaux…

Le ST est donc un récit national , une histoire que l’on raconte : l’auditoire sait qu’il a affaire à un récit, monté, fabriqué. Le réel est donc toujours présent, mais le temps d’une histoire, on oublie, on s’évade, on embellit.

Les choses prennent une tournure plus systématique avec Clinton qui s’entoure des mêmes conseillers que Reagan et qui écrit ceci dans ses mémoires :

« Politics is not about solving people’s economic problems, it is about giving people the possibility to enhance their story. »

Je viens de parler de conseiller, le terme est “spin doctor” : spin : filer la laine, produire, inventer make longer than necessary, faire tourner rapidement.

-spin a yarn : filer la laine, raconteur une longue histoire ou aventure ou des événements incroyables.

Ces experts « spin doctors » sont donc bien ceux qui créent un récit, construisent une histoire qu’ils vont soumettre , ou plus exactement raconter au peuple. Il suffit par exemple de revoir le film « The Queen » dans lequel l’expression « People’s Princess » vient à l’esprit d’Alastar Campbell, l’un des éminents conseillers de Tony Blair lorsque les médias annoncent la mort de la princesse Diana.

Voici un cas d’école, celui de cette vidéo datant de 2004 : The Embrace ou Ashley’s Story dans laquelle Ashley, cette jeune fille dont la maman a été tuée en Irak, dit à quel point elle se sent protégée par G.Bush, à quel point elle a confiance, presque foi en cet homme. La dernière image du président , visage baissé, est à cet égard explicite.

Puis surgit Barack Obama et ce que Christian Salmon appelle le carré magique qui se compose ainsi :

1) Storyline : l’histoire personnelle : Obama est ce que vous voulez qu’il soit : noir et éduqué, d’un milieu modeste et devenu aisé, américain et africain de par ses origines ; il résiste aux classifications habituelles.

2) Le tempo, timing : après les années Bush, les américains aspirent à autre chose.

3) Cadre, contexte : comment le candidat et sa singularité s’inscrit dans le contexte, son style, la façon dont il scande les mots. Écoutez Trump… oui, je sais ,nous n’avons guère envie …

4) Réseaux : Internet durant sa campagne

 ST implique une certaine durée pour que l’histoire se déroule, que les personnages se révèlent et que le récit parvienne à une conclusion généralement heureuse. ST Est un récit qui embellit la réalité, la rend plus séduisante en s’accommodant de la véracité parfois.

Les FN sont un pas de plus vers le cynisme et la déconstruction systématique, ou plutôt le déni et ce à très grande vitesse, les réseaux sociaux accélérant le rythme et rendant toute réserve, toute mesure, tout silence impossibles.

Voyons ce que l’adjectif « fake » signifie en prenant son opposé. L’adjectif « fake » s’oppose à « genuine, unadulterated », donc est « fake » ce qui n’est pas authentique, ce qui a été d’une certaine manière corrompu car faussé, biaisé.

H. Frankfurt, dans son ouvrage The Art of Bullshit  (L’art de la connerie) explique qu’il y a mensonge parce qu’il y a réalité. Le menteur connaît la réalité, il la déforme, s’en éloigne mais il la connaît.

Le « Bullshitter » lui congédie le réel, le nie, s’en affranchit totalement. La vérité est une vérité de circonstance, d’opinion. Elle n’est plus une valeur, elle est détruite. Il suffit d’écouter Trump pour s’en convaincre. Et l’interlocuteur se trouve démuni puisque la vérité ne fait plus foi, puisque rien n’est plus partagé, puisque rien n’existe que deux opinions mises sur le même plan. Tout se vaut, alors tout est relatif.

C’est précisément ce que pointe Myriam Revaud d’Allones dans la Faiblesse du vrai. La vérité devient une opinion, détachée de son existence phénoménale, ce qui signifie que le réel, c’est-à-dire, ce que nous partageons, n’existe plus.

Il y a donc :

1)une relativité généralisée : tout se vaut car il n’y a plus que des opinions et des expériences personnelles que l’on érige en vérités générales.

2)Le discrédit est jeté sur les experts, les spécialistes, et l’on comprend pourquoi lorsque l’on regarde la façon dont Bernays a utilisé et détourné leur parole.

3) Les réseaux sociaux accélèrent le tempo : beaucoup se sentent sommés de réagir immédiatement, il y a donc une espèce d’escalade.

4) L’absence d’espace pour poser les choses avec raison, mesure, nuance et rendre accessible et compréhensible la complexité des choses.

5) L’absence de silence pour s’interroger, douter, réfléchir. Il me semble que nous sommes dans un monde devenu très bavard…


En guise de conclusion, me revient une phrase d’Orwell qui, à vrai dire, ne m’a guère quittée.

« Freedom is the freedom to say that two and two makes four, if that is granted, all else follows ».

Peut-être le risque que nous font encourir les fake news est-il celui-ci : que ce qui va de soi, cette liberté fondamentale, ne soit plus garanti et validé par nous-mêmes, que nous devenions des êtres hors sol, dépourvus de toute certitude, de toute valeur partagée, de ce qui nous rassemble. Et que nous ne soyons plus capables que de nous affronter de manière pavlovienne et stérile sans autre but que celui d’avoir raison.

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