Assemblée générale – mai 1950

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Résolution finale

de l’Assemblée constitutive

Venise
du 28 mai au 1er juin 1950

L’Assemblée générale constitutive de la Société Européenne de Culture, réunie à Venise du 28 mai au 1er juin 1950, après avoir adopté ses statuts, a voté, à l’unanimité, la résolution suivante :

  • L’Assemblée déclare que les hommes de culture ont le droit et le devoir de défendre et maintenir l’indépendance et l’autonomie de la culture ; elle affirme que c’est à cette condition que la culture pourra remplir son rôle dans la société, et aider l’Europe à surmonter la crise où elle est plongée.
  • L’Assemblée, consciente de l’unité de la culture, s’adresse à tous les hommes de pensée, d’art, de science, sans aucune distinction de race, langue, religion, nationalité, parti ou tendance politique, et les convie instamment à joindre leurs efforts à ceux de la Société Européenne de Culture. Elle demande aux responsables de la Presse écrite ou parlée, dirigeants et journalistes, de soutenir et amplifier l’action de la Société, en répandant parmi tous les publics les idées et les valeurs dont les hommes de culture membres de la Société ont conscience d’être responsables. L’Assemblée attire l’attention de toutes les organisations politiques (gouvernements, partis, formations diverses) sur la nécessité de respecter l’autonomie de la culture ; ceci dans leur propre intérêt, car une culture asservie ne tarderait pas à dépérir, coupant ainsi ces organisations mêmes de leur principe de vie et de progrès.
  • L’Assemblée se tourne enfin vers les peuples eux-mêmes, pour leur rappeler que les hommes de culture ne font qu’exprimer les aspirations profondes des peuples, qu’en conséquence il appartient aux peuples de les reconnaître pour leurs valables interprètes, d’approuver et soutenir leur action, afin que les hommes de culture aient toute l’autorité morale requise pour prévenir et dénoncer au besoin les abus de pouvoir des organisations politiques.

Ces résolutions sont fondées sur la ferme conviction que le rôle social de la culture peut être décisif en un moment de crise où les structures sociales fondamentales, où les valeurs elles-mêmes sont gravement compromises, sur la ferme conviction que, encore que d’une manière apparemment indirecte, le destin de la culture est étroitement lié au sort de la liberté des hommes et de la paix.

Discours inaugural de l’Assemblée constitutive (*)

(extraits)

Solidaires, nous le sommes tous, par une sorte de réversibilité, du bien et du mal que l’on fait dans le monde. Notre cellule de solitaires qui ne peuvent demeurer seuls laisse entrer le grand vent de l’humanité. Il est inévitable donc, comme conséquence, que l’homme de culture ait ses propres engagements, assume ses
propres responsabilités à l’égard des groupes humains auxquels nécessairement il appartient. Un homme parmi les hommes : cette condition peut ne pas être choisie, mais elle est inévitable.

Nous devrions donc conclure qu’il ne nous reste plus qu’à nous perdre et à disparaître dans la mêlée ? qu’il n’y a plus de place pour nous dans ce monde tel qu’il est, tel qu’il devient ? que nous n’avons plus de fonction spécifique et que te temps où la culture servait d’impulsion profonde et de conscience vigilante à l’histoire est
révolu pour toujours ?

Il est évident que nous ne pouvons répondre à de semblables questions qu’en affirmant de nouveau la vitalité constante des valeurs auxquelles nous croyons. Le monde existe, l’humanité existe en tant qu’elle-pense et agit pour le bien commun, en tant qu’elle est culture et civilisation. La culture a toujours été l’âme des grands mouvements sociaux et politiques, elle a toujours précédé la politique pratique et, dans tous les moments de crise et de catastrophe que l’humanité a connus, elle n’a cessé d’être l’arche dans laquelle ont pu être sauvées, sauvegardées, les valeurs essentielles de l’humanité même. Dans l’Antiquité, au Moyen Age, dans la période moderne, au temps de la grande Révolution, et plus tard des révolutions nationales ; au moment encore plus vivement présent, non seulement dans notre mémoire mais dans notre chair, de la résistance à la bestialité nazie, les hommes de culture, tout en étant divisés dans leurs philosophies, tout en s’opposant les uns aux autres sur le terrain de la future réalité politique, ces hommes de culture n’ont pas manqué de collaborer, unanimement, au sauvetage de l’unum necessarium qui est la dignité de la personne humaine. L’histoire authentique, loin d’être le récit de ce qui est arrivé et de comment c’est arrivé (guerres, paix, mariages et divorces des princes, crimes et châtiments de tyrans, massacres dans les rues et dans les palais), n’est que la somme des œuvres de civilisation qu’une génération a transmise à l’autre comme le flambeau de vie. Donc, il ne nous est pas possible de disparaître de l’histoire. Et justement parce qu’aujourd’hui l’humanité est cruellement divisée, et pour la raison même que nous vivons une époque de profondes transformations, nous devons conserver notre place et réclamer pour nous-mêmes le droit du plus grand effort et des responsabilités les plus graves et affirmer hautement le principe de l’autonomie de la culture.

Il est bien entendu qu’autonomie ne signifie point autarcie. La culture est la force la plus dynamique, la plus indestructible qu’ait l’humanité. Les hommes qui, à leur tour, sont à son service ne constituent pas une aristocratie fermée, immobile, sclérosée, mais une classe diffusée parmi les classes en perpétuel mouvement et en perpétuelle transformation. Un privilège du sort, il est certain que nous, nous l’avons : et ceci, il faut bien le reconnaître. Dans la société actuelle, la culture est encore réservée (et c’est monstrueux) à une minorité. Mais il serait fou de tirer de ceci un motif d’orgueil dédaigneux et la justification d’un isolationnisme véritablement stérile et mortel. La fracture qu’Ortega y Gasset a voulu relever entre les classes intellectuelles et les masses, comme un phénomène caractéristique de notre temps, est plutôt un fait du passé. Je ne crois pas que ce soit de nos jours que les masses commencent à vivre pour elles-mêmes, détachées de ce monde de la culture qui, encore dans le siècle passé, suivant l’écrivain espagnol, leur imposait sa marque de maître. Bien au contraire, j’ai l’impression que c’est maintenant que commence une période d’échanges plus fréquents, plus actifs, plus intenses entre les minorités et les masses sociales. Qu’il suffise de penser au phénomène culturel que représente le public immense et infiniment composite de la radio et du cinéma. Il est certain pour le moment que l’homme de culture ne pense plus à être supérieur et ne frémit plus du désir d’être le maître ; il veut vivre comme un frère au milieu des autres hommes et éprouve un sentiment de dette et presque de culpabilité à l’égard de ceux qui ne jouissent pas du bien que lui possède. Ortega aboutissait à la conclusion désespérée que la minorité doit couper les communications avec la grande masse et employer toutes ses énergies dans «la délicate profession de la création». Mais pour qui faut-il créer ? Doit-on créer seulement pour un noble et pâle collège de mandarins ? Et serait-il possible, même si c’était moralement permis, de couper les communications ? Qui donc a jamais pu emprisonner l’esprit dans une tour d’ivoire ou d’or ou de fer ?

Une chose est vraie : c’est que tous les hommes sont égaux ouverts l’un à l’autre, et nécessairement solidaires, et que jamais ceci ne fut si évident, si clair que maintenant, dans notre époque si riche de commencements.

Je le répète : non point autarcie de la culture, mais autonomie Pour servir l’humanité, la culture doit être entièrement elle-même obéir à ses propres lois, elle doit opérer au dehors de ces divisions nationalistes ou idéologiques qui, pour elle, en vérité, sont privées de signification. Tout homme de culture aura, comme citoyen, ses propres devoirs, ses propres engagements ; mais, en tant qu’homme de culture, il ne pourra se soustraire à l’engagement élémentaire de défendre les conditions de la culture qui sont les mêmes que celles de la vie civile.

Les idéologies et les nationalismes sont, du reste, pratiquement, automatiquement dépassés chaque fois que, dans le monde de la culture, on vient à créer quelque chose de vivant : une théorie scientifique, un tableau, une statue, une œuvre d’architecture, un poème, une œuvre musicale.

L’universalité des sciences, de la musique et des arts figuratifs, et leur indépendance de toute imposition politique, n’ont pas besoin d’être démontrées : on a déjà vu que, lorsque ces formes de culture renoncent à leur universalité et à leur propre autonomie, elles renoncent dans le même instant à leur vie même. La littérature, elle qui s’exprime en paroles, rencontre l’obstacle de la diversité des langages et, comme elle a un commerce plus étroit avec les idées, elle peut plus facilement glisser dans les compromis ou dans l’équivoque. Mais, moi, je pense sincèrement que personne ne peut plus désormais méconnaître l’existence d’une littérature mondiale, de cette Weltliteratur que Goethe fit baptiser il y a plus d’un siècle ; et par ailleurs, il est impossible de s’imaginer que les œuvres de poésie puissent naître et soient jamais nées selon le bon plaisir des puissants de la terre, pour puissants et illuminés qu’ils soient.

La culture, de même qu’elle n’est point un objet de luxe (et sur ce point, il me semble, il n’y a pas de doute possible), n’est pas non plus une arme que l’on emploie à de particulières fins politiques ou économiques. Elle peut être employée à une seule fin : la conquête scientifique de la réalité, la conquête philosophique de la vérité, la conquête artistique de la beauté.

On ne demande point à l’homme de culture de s’exiler de la vie politique de son pays ou de son milieu social, mais d’y porter sa forme d’esprit et sa morale et cette ardeur même de comprendre, de savoir et de créer qui lui est particulière ; de manière à rendre toujours réalisable le colloque parmi les hommes de culture du monde entier.

Ce qu’il nous faut absolument sauver, dans cette heure décisive (in hoc discrimine rerum, dirait notre Tite-Live), c’est le sentiment d’humanité, élément premier et irremplaçable de toute culture véritable. Si l’homme de culture veut éviter de devenir, lui aussi, une abstraction, une des nombreuses qui obscurcissent ce ciel bas et opaque de notre temps, il doit affirmer sa propre vérité en combattant avant tout, en lui-même, le mensonge, l’illusion, l’intolérance. Son colloque avec l’adversaire doit être un dialogue et non le monologue coléreux d’un sourd ; sa polémique doit rencontrer une limite dans le respect de qui peut penser dans une autre direction ; son orgueil doit se fonder sur la volonté déterminée de défendre, en même temps que sa liberté, la liberté de celui qui est différent de lui. Nous savons tous à quoi peuvent conduire les violences personnelles, les bûchers de livres et d’hommes condamnés, les assassinats en masse organisés par les états-majors de telle ou telle idée, les tortures savamment élaborées par les polices scientifiques, les guerres soi-disant de religion. Rien de plus’ dangereux que le fanatisme des sots. Voltaire disait d’une manière lapidaire à propos d’un des nombreux fantoches qui peuplent son Candide : «le plus sot et, partant, le plus fanatique».

La culture, qui n’est la propriété exclusive de personne, mais qui certainement exclut de son sein les sots, doit assumer la tâche précise de préserver l’homme, les croyances de l’homme, de tout fanatisme : voilà tout.

J’espère avoir ainsi indiqué le but principal, sinon unique, auquel tend et devra tendre la Société Européenne de Culture qu’aujourd’hui nous inaugurons, en très humbles partisans de la paix parmi les hommes du monde entier.

(*) Prononcé par M Diego Valeri, au nom du Comité promoteur de la Société.

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